Bientôt, la solitude s'empara à nouveau des lieux, et les journées passèrent, à peine perturbées par quelques rares sorties de l'habitante.
Mais ce calme apparent ne reflétait en rien son humeur. A chaque seconde qui s'écoulait, une muraille au fond d'elle-même s'effritait un peu plus. Jusqu'au jour où la décision fut prise. Il lui fallait essayer.
Dès lors, la cabane résonna de tintements divers, de chuintements, du son sourd de l'eau qui bout, de la mélodie cristalline des liquides qui se mélangent, dans un concert savamment orchestré et qui se prolongea pendant plusieurs jours et plusieurs nuits.
Il ne restait rien de la petite strophaire bleutée. Rien que quelques gouttes aux reflets dorés qui s'écoulaient paresseusement d'un alambic en cuivre, et tombaient en miroitant dans un flacon. L'éclat du précieux liquide fut alors comparable à celui de son regard.
Elle en préleva une infime quantité à l'aide d'une pipette en verre et leva l'objet jusque devant ses yeux. Les rayons du soleil dansaient sur les parois de l'ustensile et se propageaient dans le fluide en fin volutes de lumière. Synae entrouvrit les lèvres et laissa une goutte se déposer sur sa langue.
Le goût était âcre, désagréable.
Elle ferma les yeux, debout devant sa table de travail. Le temps sembla se figer, immobile, tendu comme avant un évènement exceptionnel.
Puis tout alla très vite. Il lui sembla que son corps perdait consistance et qu'elle n'était plus que le fantôme de sa conscience, spectre immatériel mais pourtant doué de sensations puisque ces dernières l'envahissaient sans répit. Ses oreilles bourdonnaient de mille échos, sa peau frémissait sous les mille caresses de l'éther qui dansait autour d'elle, sa bouche devint le temple de mille saveurs fantastiques, et quand elle ouvrit les paupières ses pupilles admirèrent mille couleurs inédites et éclatantes, une fresque inouïe où chaque pulsation du monde devenait un coloris différent.
Cette ultime synesthésie ne dura qu'un instant. Bientôt, le réel et la logique semblèrent reprendre leur règne. A une exception près.
Synae darda son regard sur la jeune élyséenne qui semblait se tenir en face d'elle. Le visage de l'inconnue était aussi pâle que celui de l'asmodienne, mais plus rosé, plus frais. La chevelure était d'un roux mordoré en harmonie avec le carmin des iris. Ses traits étaient inexpressifs.
Enfin... murmura la sibylline.
Parle-moi. Qui es-tu ?Qui je suis ? répondit l'autre.
Je suis celle qui a un droit sur ta vie. Sans moi tu n'aurais jamais marché sur le sol d'Atréia. Sois reconnaissante, ordonna-t-elle d'un ton hautain.
Celle qui m'a donné la vie est Aelnya Lan'hael, répliqua Synae, tendue.
Je n'ai jamais dit le contraire, petite idiote. Mais c'est vrai qu'on pourrait en douter, comment une femme à la peau d'ébène pourrait donner la vie à une gamine si pâlote ? Un rire moqueur et prétentieux fusa aux oreilles de Synae.
Mais soit, je suis bien placée pour savoir que c'est bien ta mère. Après tout, d'où crois-tu que tu tiens ces superbes cheveux carmins, hein ? Sûrement pas de ton avorton de père, il les avait aussi blonds que ceux d'un nouveau-né !Comment sais-tu cela ? Qui es-tu ? Parle !Cela n'a guère d'importance. Mais bravo pour le cocktail, là, parce que ça fait un bout de temps que je voulais te parler ! Il te suffit de coopérer. Laisse toi faire. Tu sais, comme l'autre fois, avec les trois fantassins élyséens... On s'était bien amusées, non ?! L'élyséenne se mit à glousser avec une stupidité affligeante.
Allez, quoi, fais pas cette tête ! Ils le méritaient ! Tu vois, je veux rien de plus, rien de plus que la vengeance. Je t'assure que tu en sortiras largement gagnante. Elle lui décocha un sourire mutin.
D'ailleurs, j'ai jamais eu l'occasion de te remercier pour les trois pigeons de l'autre fois. Souviens toi juste de ça.L'élyséenne glissa vers Synae et se pencha à son oreille. Ses lèvres s'entrouvrirent et en sortit une courte mélopée constituée de quelques syllabes harmonieuses, suivie par un rire à la fois enfantin et fanatique qui résonna quelques instants dans l'esprit de l'asmodienne, avant de disparaître en même temps que la silhouette de l'élyséenne.
Synae resta figée plusieurs minutes, l'esprit vide. Mais bientôt la douleur lancinante qui lui vrillait de plus en plus les tympans la fit grimacer. Elle enserra de ses mains sa tête qui la faisait atrocement souffrir, et tituba jusqu'à l'escalier qu'elle gravit tant bien que mal avant de s'effondrer comme une masse sur son lit, non sans avoir tiré les rideaux au passage, le moindre rayon de lumière étant un supplice.