Une petite maison de bois. Une pièce étroite, éclairée par la flamme vacillante d'une simple bougie. Un lit d'enfant. Dessus, de chaudes fourrures amoncelées en vrac. Une petite tête couronnée de cheveux flamboyants en dépasse et semble se tourner avec attention vers la forme féminine assise près du lit, mais les yeux sont bouffis de sommeil. La main maternelle caresse tendrement la chevelure carmin, une voix douce emplit la pièce.
... Il étais une fois un jeune Mamut, sans expérience et un peu maladroit, mais très joueur. Il vivait avec les siens dans les Sommets enneigés de Beluslan, une vie simple et paisible, passée à manger des feuilles d'Anathe et à jouer dans la neige, qui n'était pour lui et son clan qu'un moelleux tapis blanc au vu de l'épaisseur de leur fourrure, leur permettant de ne pas craindre le froid intense de ces contrées.
Mais un jour, une milice asmodienne fut sommée de s'installer près des Sommets, car des shugos marchands ambulants avaient rapporté avoir vu des failles s'y ouvrir et des élyséens en sortir. Un campement fut dressé et les soldats s'installèrent dans une longue et anxieuse attente à l'idée de devoir combattre. Les jours passaient, bientôt les semaines, et il n'en fut rien, pas la moindre plume blanche dans les étendues neigeuses.
La lassitude et l'ennui commencèrent à se faire sentir parmi les troupes. Dans ces lieux éloignés de tout, difficilement accessibles à cause de l'enneigement, les liqueurs fortes et les jeux guerriers s'imposaient comme les seules distractions possibles. Bientôt, les esprits constamment embués par l'alcool se font irritables, et l'un d'eux se met à vociférer que les barrissements des Mamuts sont la chose la plus insupportable qu'il soit. Il obtient immédiatement l'approbation enthousiaste de toute sa division, les esprits excités par l'attente d'un combat qui ne venait pas s'échauffent rapidement. En un instant toute leur haine stérile se retourne contre les grands mammifères à l'épaisse fourrure blanche. Les hommes brandissent leurs armes et s'élancent sur le troupeau qui fuit au fond de la vallée et s'y retrouve bloqué. Les Daevas surentraînés ne sont même pas ralentis par les charges et les coups des animaux, bientôt tout le clan est décimé, leurs carcasses jonchent le sol et la neige fond sous une mer de sang.
Tous sont morts, sauf Ramu. Le petit Mamut se retrouve orphelin de toute famille, perdu au milieu des corps sans vie de ceux qui l'avaient toujours protégé des taygas mais qui se sont révélés trop faibles face aux Daevas.
Il était voué à mourir, encore trop jeune pour savoir survivre seul au milieu des féroces taygas et des fourbes kurins. Pourtant, on raconte qu'il vit encore.
Les yeux de l'enfant, que la narration de ce massacre avait tenus ouverts, s'illuminent alors. Comment était-ce possible ?
Oui, on dit qu'Aion l'a choisi et l'a imprégné de la Lumière de sa Vie, de sorte que sa fourrure devienne imperméable aux crocs des prédateurs.
Le scintillement des pupilles devient admiration. Aion était vraiment bon.
Quelle bonté vois-tu en cela ? Aion a condamné Ramu l'Orphelin à errer parmi les fantômes de ceux qu'il aime, lui interdisant de trouver la paix éternelle. On raconte que depuis des siècles il erre ainsi au milieu des ossements, et que ses cris, ses appels à sa famille résonnent dans toute la vallée et font frémir tous les coeurs qui s'y trouvent pour l'entendre. En plus de ses prédateurs naturels, des traqueurs se sont mis à le chercher, car il est dit qu'un pourpoint fait de sa peau garderait un peu du pur pouvoir de Vie d'Aion. Alors Ramu se cache, et certains disent qu'il n'apparaît que quand les morts se réveillent et l'appellent. Il se rapproche alors des fantômes de sa famille mais leurs yeux vides ne le voient pas.
Le scintillement devient larmes qui coulent en silence sur les joues de l'enfant. Pourquoi Aion permet-il une telle chose, le faire vivre pour souffrir ?
Ramu est la larme glacée et éternelle de la souffrance qu'engendrent certains Daevas en Asmodée. Celui qui vit seul par la haine ne peut mourir et rejoindre les siens que par l'amour.
Les yeux se font songeurs. Un baiser sur son front, le silence de la nuit s'installe dans la petite chambre. L'enfant d'à peine dix ans, qui n'a encore rien vu du monde, se laisse porter par un rêve de neiges éternelles, de contrées lointaines, où l'attend un petit Mamut qui ne vit que pour de lugubres souvenirs, et qu'elle va délivrer.